vendredi 27 août 2010

Une lecture de "ces émotions qui nous fabriquent"


Ces émotions qui nous fabriquent de Vinciane Despret.


La question des émotions fascine la culture occidentale. On ne compte plus les ouvrages qui en traitent. Pourtant, les émotions nous apparaissent comme étant évidentes, c’est ce qu’on sent, ce dont il nous semble avoir connaissance immédiate...Pourquoi dès lors un tel déploiement de disciplines s’en préoccupent-elles ? En fait, on ne sait toujours pas ce que sont précisément les émotions, on n’arrive toujours pas à les définir. Aussi, c’est une véritable bataille qui s’engage entre les différents domaines du savoir pour imposer sa définition, pour s’approprier ce sujet. Il semble que ce soit le parti scientifique qui l’emporte pour l’instant. Notre époque est dans une perspective naturaliste qui dit que la réalité se décrit par la physique, la biologie, la chimie... Ainsi, notre ontologie est issue des laboratoires de ces sciences, par le ça marche que déclarent les chercheurs[1]. Mais la rationalité pragmatique de notre époque l’utilise sur d’autres terrains où il est difficile et même incorrect de parler de certitudes. Ainsi, la théorie des émotions proposée par les laboratoires de psychologues, neurologues et autres scientifiques ne marche pas toujours comme le montre l’ethnopsychologie. Vinciane Despret, auteur de Ces émotions qui nous fabriquent, propose une explication : c’est parce que les sciences cherchent à articuler leur intérêt pour les émotions à leur projet propre et à leurs exigences, et qu’ainsi elles n’arrivent pas à définir ce que c’est. En effet, les sciences ont parmi leurs exigences une définition spécifique de ce qu’est « savoir »[2]. Si elles n’arrivent pas à dire ce que sont les émotions, c’est que la multiplicité des conceptions n’arrive pas à s’accorder, à se traduire dans la pratique scientifique. On constate qu’il y a un souci dans la façon dont les sciences interrogent les émotions. Y aurait-il donc un souci avec ce qu’on appelle la force des sciences ? Celle-ci leur vient de leur principe d’objectivité, on demande aux sciences de dire le vrai et par là de jouer le rôle d’unificateur entre les êtres humains. Mais il faut s’interroger sur le différence entre l’objectivité et la subjectivité et on voit tout de suite la force des sciences se compliquer. Il faut être exigeant avec le terme « objectivité[3] » : il a différents sens aujourd’hui même si en général on ne le réduit qu’à un seul. Il faut faire attention lorsque ce que l’on nomme objectif veut remplacer ce qu’on désigne davantage comme subjectif et expliciter les objets de ce dernier rationnellement. Or c’est ce que tentent de faire les scientifiques avec les émotions. Pourtant, il n’ y a pas l’objectivité d’une part et tout le reste de l’autre, des choses existent sur des modes différents. C’est ce qui est particulièrement évident avec les émotions. En effet, nous sommes là face à quelque chose qui pose problème. Sur base des expériences effectuées au laboratoire, les scientifiques ont déduit que les émotions étaient universelles, biologiques et authentiques mais de partout dans le monde, des anthropologues reviennent en ayant découvert des émotions qui nous sont inconnues en Occident. Nous avons du mal à traduire et à comprendre ces émotions nouvelles car elles se sont développées dans des mondes qui leurs donnaient sens et ces mondes sont différents du nôtre. La version des émotions produite par les laboratoires étant mise à mal, leur façon d’interroger les émotions doit également être remise en cause. Vinciane Despret donne pour exemple les Ifaluks pour lesquels une des questions centrales de notre modernité, le rapport nature-culture, ne se pose même pas. A partir de ce genre de données, elle propose, non pas de vérifier nos versions, mais de révéler la manière dont nous demandons aux autres cultures de témoigner :[4] nos questions ne font pas sens pour les autres. C’est à une mise en contraste que nous invite Vinciane Despret, afin que nous nous rendions compte que les caractéristiques de notre interprétation des émotions sont celles qui constituent la façon dont nous cultivons ces émotions ;l’authenticité y devient ce qui se construit ;l’universalité ce qui nous singularise[5]. Les émotions ont perdu leur caractère d’évidence et il s’agit, dès lors, pour nos pratiques scientifiques de s’engager sur la voie de la réflexivité. A cette fin, Despret propose de suivre la méthode de l’ethnopsychologie. Celle-ci s’ouvre à la multiplicité des définitions qu’elle étudie dans le contraste. En s’ouvrant à la multiplicité, en interrogeant les autres, elle se donne les moyens de déplacer le problème, de le mettre en perspective, c’est-à-dire à nous regarder « en perspective »[6].  Cela nous permet de nous interroger nous-mêmes, de nous regarder comme autres. On ne va plus interroger les autres à partir de soi mais on va se laisser interroger par nos découvertes. De cette façon, il va falloir, au fur et à mesure, renoncer à un certains nombres de nos évidences. La première est la conception d’universalité des émotions. En effet, si nos questions ne font pas sens pour les autres, c’est qu’elles ne sont ni évidentes ni universelles. Mais comme elles font sens pour nous, il nous faut comprendre que nos conceptions des émotions sont spécifiques de même que nos pratiques pour les interroger sont particulières. Il s’agit de comprendre pourquoi et comment nous avons acquis, ou plutôt privilégié, une version des émotions qui les définit en tant que naturelles, universelles, intime, internes, somatiques et authentiques.
Tout d’abord, on constate que les laboratoires interrogent un sujet isolé, lui demandent de ressentir des émotions ou de les lire sur d’autres visages, et ce dans la solitude... Cette pratique met en évidence le fait qu’ils se basent sur une compréhension de l’émotion en tant qu’aventure intime. Mais Despret explique de suite que cette réponse « tout-terrain » est trop simpliste et se propose de répondre à la question du choix de la version et montrer quels sont les enjeux de ce choix non objectif. Pour cela, l’auteur fait de l’ethnopsychologie des pratiques. Elle commence par interroger notre fascination pour l’authenticité des émotions et la façon dont celle-ci se  traduit dans la recherche au laboratoire. Cette fascination s’y  accorde aux impératifs de faire science. Ainsi, un des impératifs de faire science demande de chercher l’accès le plus authentique aux émotions. C’est pourquoi ce seront les dimensions de l’émotion qui semblent le mieux garantir cet accès qui seront retenues, qui passeront le test du laboratoire... C’est ce qui se trouve illustré dans la controverse quant à la nature des émotions : sont-elles naturelles et biologiques ou bien culturelles ?  Quelle émotion peut faire office de cause authentique ? Evidement, la question du sens de l’authenticité et de l’authenticité de l’accès aura une forme différente dans chacune des versions, mais on restera dans les mêmes formes de contraste, demandant à l’authenticité de nous mener au vrai. La question des émotions se pose à un grand nombre de disciplines scientifiques et non-scientifiques. L’enjeu des différentes versions, consiste à imposer sa discipline au détriment des autres. Ainsi la sociologie définira les émotions comme sociales, la neurologie comme physiques. Les différentes propositions de réponses se sont construites en prenant position quant à la question de l’origine des émotions.  L’émotion est-elle dans le monde, dans l’âme ou dans le corps ? Pour que le chercheur sache à qui, à quoi s’adresser il lui faut choisir et stabiliser la cause. Ainsi il n’acceptera pas la version qui résiste aux déterminations, celle où l’émotion change de cause, où elle transforme les causes en effets car la science exige des déterminations et des disjonctions.
Vinciane Despret a étudié ces différentes versions en posant la question de James : qu’est-ce que cette version permet de faire ? A quels projets, à quelles fins cette version sert-elle?
La première version est celle qui situe les émotions dans le sujet. C’est cette version physiologiste qui a été le plus longtemps privilégiée et c’est elle qui se manifeste à travers des expressions telles que avoir froid dans le dos, avoir le cœur brisé. Despret se demande pourquoi il en est ainsi et comment notre tradition à fini par associer l’émotion au corps, à la naturalité, à l’authenticité, à la passivité et à l’irrationalité. Les émotions sont ce qui constitue la subjectivité, comprise comme l’autre de l’objectivité. Si on se donne comme fin de découvrir une vérité neutre et objective il faut rejeter au maximum de nos recherches scientifiques tout ce qui a trait au sujet. Les émotions sont comprises comme mensonges et illusions qui nous éloignent du monde réel, sujet de la recherche scientifique. Il faut séparer subjectivité et science. On remarque qu’il s’agit ici d’une position dualiste : d’un côté les émotions, de l’autre la raison, d’une part la vérité, de l’autre le mensonge.
Mais d’où nous vient cette conception dualiste de l’âme et du corps ? Pour répondre à cette question il faut remonter jusqu’à Platon qui, avec son âme tripartite, en est l’investigateur. Dans La République, Platon développe une psychologie selon laquelle notre âme serait divisée en trois parties, chacune se situant dans un endroit du corps et correspondant à une fonction. La première partie est l’intellect qui se situe dans la tête et doit diriger, la seconde est le thumos qui se trouve dans la poitrine, c’est la volonté, le courage et la colère qui doivent protéger l’intellect des désirs, des passions qui se trouvent dans la troisième partie, le ventre. Pour Platon, l’âme doit donner son modèle à la Cité. Il faut se rendre compte qu’à l’origine de cette division il y a le politique et que son but est l’assise du pouvoir. Dès lors, l’enjeu est de taille ; en plaçant les émotions sous l’emprise de la raison, on définit celles-ci comme dangereuses, comme devant être contrôlées et maîtrisées. Ce rôle de maîtrise est tenu par les guerriers, placés entre le peuple- associés aux passions basses- et les dirigeants -associés à la raison. Ils servent à préserver la raison du danger des passions. Le projet de différentiation et de classification de Platon apparaît comme un projet d’exclusion. Exclure toute une classe politique, tout une catégorie de personnes du pouvoir et ce, à partir d’une explication épistémologique. Comme le souligne Catherine Lutz, lorsque l’Occident définit l’émotion comme quelque chose d’intérieur au corps, d’intérieur à l’individu, il pose un véhicule symbolique par lequel le maintient de l’ordre social peut être exprimé[7]. C’est de là qu’est  issue notre interprétation de l’émotion comme ce qui nous déborde, ce qui nous empêche de rester maître de nous-même, ce qui relègue la raison en seconde place. Les émotions doivent pouvoir être maîtrisées, la tête doit pouvoir rester froide... L’interprétation que donnent les sciences des émotions n’a donc rien d’objectif, elle est fondée sur une politique d’exclusion. La méthodologie scientifique est un outil d’exclusion des sciences[8], c’est grâce à elle qu’on peut diviser les disciplines, les versions, en scientifiques et non-scientifiques, entre ceux qui savent et les ignorants. Ainsi les scientifiques veulent l’utiliser comme machine de guerre pour « juger » toutes les disciplines, les catégoriser. La méthode rejette tout ce qui ne peut pas être vérifié, mesuré...Dans le cas de l’étude des émotions, le méthodologie destitue le sujet de la connaissance des émotions car on ne peut acquérir une connaissance que par la méthodologie scientifiques, or, à part les scientifiques eux-mêmes, les autres ignorent de quoi il s’agit. C’est le reproche que lui adressa Despret en mettant en lumière tout ce que, à cause de cette automutilation, la science ne peut pas expliquer.
 Si on veut échapper à cette politique d’exclusion et tenter de rétablir ses exclus, de nous ouvrir à d’autres versions, il faut changer d’épistémologie.  Il faut renverser cette dernière et intégrer la subjectivité et l’engagement au détriment de la neutralité et de l’objectivité. Cette proposition semble révolutionnaire étant donné qu’elle prétend inverser les rapports de forces, mais, comme le souligne Vinciane Despret, il n’en est rien, on reste toujours dans le dualisme, on en justifie seulement l’autre côté. Dès lors, ces deux épistémologies gardent un même rapport à la vérité et au mensonge, il y a toujours dualité. La première version avait pour projet d’assurer un rapport de force au sein de la société, d’éjecter la partie « émotive », « non-rationnelle » du pouvoir. La deuxième version voulait réhabiliter ces éléments rejetés. En effet, si avec la version « scientifique » le vérité n’était que du côté de la raison, à présent la vérité se retrouve du côté du soi profond. C’est la version qui défend l’authenticité des émotions comme révélatrices de notre « moi » enfoui, le reste de notre être étant corrompu par la société. Ces deux versions nous obligent à choisir un camp pour les émotions- vérité ou mensonge- car elles refusent l’indétermination de l’origine des émotions, considérant que ces dernières doivent nécessairement venir soit du sujet soit du monde.  Toutes deux mènent à des impasses car elles refusent un grand nombre de versions venant les contredire. Pourtant, malgré ces impasses, se sont ces versions que notre société privilégie. Cela émane du fait qu’elles répondent aux impératifs de faire science, qu’elles trouvent dans le laboratoire des lieux privilégiés d’effectuation. Pour le laboratoire de biologie, il s’agit de défendre une version qui lui permet d’aller au-delà des cultures et de l’incontrôlable. Il lui faut des règles stables, un sujet défini comme non contaminé par la culture, un sujet invariant, universel et qui peut, en même temps, être contrôlé de façon sûre. La méthodologie scientifique ne semble pas fondée quant à ce domaine d’études. Comme je viens de le dire, la réussite du laboratoire est celle qu’on peut reproduire. Mais dans les cadres de l’étude des émotions, le sujet interrogé est toujours sous l’influence de celui qui interroge, il essaye de se plier à ses attentes et de lui fournir les réponses attendues[9]. Au laboratoire on applique les principes d’expérimentation, on met en scène une situation qui devrait marcher si l’hypothèse de départ, l’idée qu’il s’agit d’expérimenter, est correcte. Il y a donc un risque que cela ne se passe pas ainsi. Trouver un témoin fiable est rare. Le laboratoire de psychologie exige un sujet naïf, essaye de dissimuler ses intentions afin que ce dernier les ignore... En effet, les scientifiques se souviennent de Hans le cheval qui était supposé savoir compter... Ce que craignent les expérimentateurs, c’est d’avoir introduit, provoqué, eux-mêmes ce qu’ils pensent avoir mis en scène. Pourtant, les sciences continuent à s’accrocher à un idéal de neutralité  On comprend alors pourquoi les sciences ont produit la version somatique des émotions qui est la version la plus en accord avec leurs méthodes et leurs besoins : c’est le corps qui exprime les émotions, celles-ci submergent le sujet qui ne peut pas les contrôler. Le sujet subit ses émotions, il ne peut  pas les contrôler mais l’expérimentateur peut les contrôler de l’extérieur, les émotions sont une réaction qui échappe à la raison et à la culture, elles sont authentiques. Cela permet aux scientifiques de dire que le laboratoire construit et révèle l’émotion. La raison est culturelle, elle est à éviter.
Pour le laboratoire de psychologie sociale, la raison est réhabilitée car les émotions sont notre rapport au monde, l’être ému est passé maître en rationalité[10]. En assimilant les émotions à de la pensée, on veut sortir de la tradition somatique, de l’héritage platonicien, de la conception romantique d’universalité des émotion au profit du social et du culturel. De cette façon, les sociologues, anthropologues et psychologues sociaux font entrer l’émotion dans leur propre laboratoire. Seulement, ces deux versions se construisent au laboratoire. La psychologie n’a pas inventé d’autres rapports entre ses sujets et les praticiens que celui du régime du contrôle et de l’asymétrie des rôles[11]. Dès lors, elle ne peut pas garantir que le savoir qu’elle développe tienne toujours hors du laboratoire. Pour remédier à cela, il faudrait mettre en évidence le rapport de ressemblance qu’il y a entre le scientifique et la personne interrogée et faire de ce rapport un ingrédient ou un vecteur d’une nouvelle pratique qui ferait de cette ressemblance l’occasion d’une redéfinition ou co-définition de leurs rôles respectifs[12].
C’est ce que propose la troisième voie. Cette troisième version sera celle que propose James et qui, contrairement aux autres, ne décide pas d’un lieu d’origine pour les émotions. Au contraire, elle se formera sur l’indétermination et l’ambiguïté de cette présupposée origine. James refusera de dire qui du monde ou du sujet est créateur d’émotions, si celles-ci viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. En effet, selon lui, il y a indifférenciation et contradiction, il y a fluctuation  de cette "distribution des signes entre ce qui sera monde" - ce vin me rend joyeuse -, "et ce qui sera sujet" - j'ai la boisson joyeuse[13]. Le domaine des émotions est intéressant car nous y faisons cette expérience de fluctuation. En effet, tantôt on dit que c’est le monde qui nous déprime, tantôt que c’est notre mauvaise humeur qui nous fait voir tout en noir. De même, parfois on présente nos émotions comme révélatrices d’authenticité- l’amour ne saurait mentir- et d’autres fois comme source de mensonge et d’illusion- l’amour rend aveugle. La troisième version se base sur ces faits et observe que l’être humain se sert tantôt de l’une des versions du dualisme, tantôt de l’autre et elle interroge : à quelle fin ? Son projet est d’expliquer les actions des êtres humains dans la vie quotidienne. Ce n’est plus un accès à ce qu’est pour nous une émotion, qu’il s’agit à présent de créer, mais à ce que les versions de l’émotions peuvent nous faire faire. [14]
Peut-être que cette dernière version pourrait nous aider à rééquilibrer les rapports entre sciences et non-sciences, entre science et société ? En effet, si à la première version on ajoute la seconde, leur projet d’exclusion mutuel ne pourra plus tenir... A travers cet exemple, on comprend que la version jamesienne se propose d’inclure et d’articuler le plus grand nombre de versions possibles, d’accepter le sens de compréhension en tant que co-affectation. En effet, comprendre l’émotion en tant que sensibilité, c’est-à-dire ce qui fait sentir, ce qui fait penser, ouvre les horizons. Il s’agit de ne pas rejeter mais au contraire d’accepter la connaissance de l’autre, de l’interroger non pas comme objet de connaissance ou sujet d’expérience mais comme co-expert et ainsi, ensemble créer de nouvelles versions. Il s’agit de s’ouvrir des portes plutôt que de les fermer au nez des autres. C’est également le projet de Despret qui propose d’élucider ce que signifient les émotions pour, d’une part, toutes les disciplines qui s’y consacrent ( psychologie, neurologie, sociologie,...) et, d’autre part, pour tous ceux qui ressentent ces émotions, pour qui la question des émotions se pose et se vit, c’est-à-dire ce qu’elles signifient pour chacun d’entre nous, pour les représentants de chaque culture, pour le scientifique en tant que praticien mais aussi, simplement, en tant qu’être humain.
Les émotions ont passé le test du laboratoire avec la version dualiste, la version qui exclut. Les sciences humaines se sont de plus en plus inspirées du modèle, de la méthodologie des sciences exactes qui requerrent un certain genre de pratiques, une certaine façon d’interroger le sujet. Mais qu’en sera-t-il d’une version plus ouverte, qui articule un grand nombre d’autres versions ? Despret propose de passer de la méthode la psychologie expérimentale qui, partant d’une définition permet par la suite d’identifier les traits observables mis en scène expérimentalement, à une méthode qui se propose d’explorer les  différentes réponses quant à la question de l’individu et de sa relation aux autres. Ce déplacement de méthode permet un déplacement de projet, on ne recherche plus une réponse théorique bien définie[15].  Les êtres humains sont les produits de leur histoire et celle-ci ne peut pas être reproduite dans des laboratoires. C’est ce que souligne Gould, en s’appuyant sur la version proposée pour l’évolution. Il critique le fait que les laboratoires exigent une régularité alors que l’histoire des vivants dépend des histoires qu’on va raconter, privilégier. Son projet peut se rattacher à celui de James et à ce que propose Anne Despret comme nouvelle version des émotions, une science construite comme une histoire, une narration qui incorpore un maximum d’événements qui se tiennent, la plus riche histoire possible. En effet, c’est l’indétermination qui prévaut quant aux questions humaines. Quand ne sait que répondre à la question quelle cause cause ceci, ce sont des narrations qui tentent de dire comment les causes se nouent. Ainsi, de la réussite du laboratoire, on passe à un autre type de réussite qui se définit suivant l’intérêt que crée une proposition en se situant par rapport à d’autres ; plus une version permettra d’articulations, d’idées nouvelles, de créations de raisonnements novateurs, plus elle sera réussie. Cette version se définit comme ayant besoin des autres et est intéressante en ce qu’elle explique comment et pourquoi elle en a besoin. L’intérêt principal de cette version est la liberté, le champ de manœuvres qu’elle donne au sujet. Il faut prendre en compte que les versions des émotions que les différents domaines vont produire, vont avoir une influence sur le milieu. Le rôle que joue la définition de l’être humain proposée par les sciences (étant donné que nous sommes dans un paradigme physicaliste) est déterminante quant à la manière dont l’être humain va se comprendre. Le description intervient dans le mode d’existence de ce qui est décrit. Il n’y a pas de description neutre. C’est ce que Despret a très bien compris, c’est de là que vient le titre de son ouvrage : les savoirs qu’elles (les sciences) produisent nous affectent et nous pouvons nous inventer avec eux : nous en sommes les produits et pouvons en être le vecteur. (...) nous fabriquons nos émotions afin qu’elles nous fabriquent[16]. C’est quelque chose dont il faut être conscient lorsqu’on produit une version, il s’agit pour l’auteur de prolonger ce que nous recevons ; l’inventer et nous inventer dans le geste même de la prolongation[17]. Et c’est bien là le but de la version qu’elle nous propose.



[1] Ce point a été au cours, par rapport à la force des sciences et à leur influence sur notre monde.
[2] Idem, p16.
[3] Ce point a été développé au premier cours.
[4] Idem p 113.
[5] DESPRET V., Ces émotions qui nous fabriquent, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999, p15.
[6] Idem, p17.
[7] Cité par DESPRET V, idem p 57.
[8] Ce point a été développé lors du premier cours.
[10] Idem, p 218.
[11] Idem, p 107.
[12] Idem, p 222.
[13] Idem, p 253.
[14] Idem, p 275.
[15] Despret V., Elkaïm M., Stengers I., Comment penser les émotions in Cahiers critiques de thérapie familiale et
                                                           de pratiques de réseaux – n° 29, 2002/2.
[16] Ces émotions qui nous fabriquent, p 33.
[17]Idem.

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