Ces émotions qui nous fabriquent de Vinciane
Despret.
La question des
émotions fascine la culture occidentale. On ne compte plus les ouvrages qui en
traitent. Pourtant, les émotions nous apparaissent comme étant évidentes, c’est
ce qu’on sent, ce dont il nous semble avoir connaissance immédiate...Pourquoi
dès lors un tel déploiement de disciplines s’en préoccupent-elles ? En
fait, on ne sait toujours pas ce que sont précisément les émotions, on n’arrive
toujours pas à les définir. Aussi, c’est une véritable bataille qui s’engage
entre les différents domaines du savoir pour imposer sa définition, pour
s’approprier ce sujet. Il semble que ce soit le parti scientifique qui
l’emporte pour l’instant. Notre époque est dans une perspective naturaliste qui
dit que la réalité se décrit par la physique, la biologie, la chimie... Ainsi,
notre ontologie est issue des laboratoires de ces sciences, par le ça marche
que déclarent les chercheurs[1].
Mais la rationalité pragmatique de notre époque l’utilise sur d’autres terrains
où il est difficile et même incorrect de parler de certitudes. Ainsi, la
théorie des émotions proposée par les laboratoires de psychologues, neurologues
et autres scientifiques ne marche pas toujours comme le montre
l’ethnopsychologie. Vinciane Despret, auteur de Ces émotions qui nous
fabriquent, propose une explication : c’est parce que les sciences
cherchent à articuler leur intérêt pour les émotions à leur projet propre et à
leurs exigences, et qu’ainsi elles n’arrivent pas à définir ce que c’est. En
effet, les sciences ont parmi leurs exigences une définition spécifique de ce
qu’est « savoir »[2].
Si elles n’arrivent pas à dire ce que sont les émotions, c’est que la
multiplicité des conceptions n’arrive pas à s’accorder, à se traduire dans la
pratique scientifique. On constate qu’il y a un souci dans la façon dont les
sciences interrogent les émotions. Y aurait-il donc un souci avec ce qu’on
appelle la force des sciences ? Celle-ci leur vient de leur principe
d’objectivité, on demande aux sciences de dire le vrai et par là de jouer le
rôle d’unificateur entre les êtres humains. Mais il faut s’interroger sur le
différence entre l’objectivité et la subjectivité et on voit tout de suite la
force des sciences se compliquer. Il faut être exigeant avec le terme
« objectivité[3] » :
il a différents sens aujourd’hui même si en général on ne le réduit qu’à un
seul. Il faut faire attention lorsque ce que l’on nomme objectif veut remplacer
ce qu’on désigne davantage comme subjectif et expliciter les objets de ce dernier
rationnellement. Or c’est ce que tentent de faire les scientifiques avec les
émotions. Pourtant, il n’ y a pas l’objectivité d’une part et tout le reste de
l’autre, des choses existent sur des modes différents. C’est ce qui est
particulièrement évident avec les émotions. En effet, nous sommes là face à
quelque chose qui pose problème. Sur base des expériences effectuées au
laboratoire, les scientifiques ont déduit que les émotions étaient
universelles, biologiques et authentiques mais de partout dans le monde, des
anthropologues reviennent en ayant découvert des émotions qui nous sont
inconnues en Occident. Nous avons du mal à traduire et à comprendre ces
émotions nouvelles car elles se sont développées dans des mondes qui leurs
donnaient sens et ces mondes sont différents du nôtre. La version des émotions
produite par les laboratoires étant mise à mal, leur façon d’interroger les
émotions doit également être remise en cause. Vinciane Despret donne pour
exemple les Ifaluks pour lesquels une des questions centrales de notre
modernité, le rapport nature-culture, ne se pose même pas. A partir de ce genre
de données, elle propose, non pas de vérifier nos versions, mais de révéler la
manière dont nous demandons aux autres cultures de témoigner :[4]
nos questions ne font pas sens pour les autres. C’est à une mise en contraste
que nous invite Vinciane Despret, afin que nous nous rendions compte que les
caractéristiques de notre interprétation des émotions sont celles qui constituent
la façon dont nous cultivons ces émotions ;l’authenticité y devient ce qui
se construit ;l’universalité ce qui nous singularise[5].
Les émotions ont perdu leur caractère d’évidence et il s’agit, dès lors, pour
nos pratiques scientifiques de s’engager sur la voie de la réflexivité. A cette
fin, Despret propose de suivre la méthode de l’ethnopsychologie. Celle-ci
s’ouvre à la multiplicité des définitions qu’elle étudie dans le contraste. En
s’ouvrant à la multiplicité, en interrogeant les autres, elle se donne les
moyens de déplacer le problème, de le mettre en perspective, c’est-à-dire à
nous regarder « en perspective »[6].
Cela nous permet de nous
interroger nous-mêmes, de nous regarder comme autres. On ne va plus
interroger les autres à partir de soi mais on va se laisser interroger par nos
découvertes. De cette façon, il va falloir, au fur et à mesure, renoncer à un
certains nombres de nos évidences. La première est la conception d’universalité
des émotions. En effet, si nos questions ne font pas sens pour les autres,
c’est qu’elles ne sont ni évidentes ni universelles. Mais comme elles font sens
pour nous, il nous faut comprendre que nos conceptions des émotions sont
spécifiques de même que nos pratiques pour les interroger sont particulières.
Il s’agit de comprendre pourquoi et comment nous avons acquis, ou plutôt
privilégié, une version des émotions qui les définit en tant que naturelles,
universelles, intime, internes, somatiques et authentiques.
Tout
d’abord, on constate que les laboratoires interrogent un sujet isolé, lui
demandent de ressentir des émotions ou de les lire sur d’autres visages, et ce
dans la solitude... Cette pratique met en évidence le fait qu’ils se basent sur
une compréhension de l’émotion en tant qu’aventure intime. Mais Despret
explique de suite que cette réponse « tout-terrain » est trop
simpliste et se propose de répondre à la question du choix de la version et
montrer quels sont les enjeux de ce choix non objectif. Pour cela, l’auteur
fait de l’ethnopsychologie des pratiques. Elle commence par interroger notre fascination
pour l’authenticité des émotions et la façon dont celle-ci se traduit dans la recherche au
laboratoire. Cette fascination s’y
accorde aux impératifs de faire science. Ainsi, un des impératifs de
faire science demande de chercher l’accès le plus authentique aux émotions.
C’est pourquoi ce seront les dimensions de l’émotion qui semblent le mieux
garantir cet accès qui seront retenues, qui passeront le test du laboratoire...
C’est ce qui se trouve illustré dans la controverse quant à la nature des émotions :
sont-elles naturelles et biologiques ou bien culturelles ? Quelle émotion peut faire office de
cause authentique ? Evidement, la question du sens de l’authenticité et de
l’authenticité de l’accès aura une forme différente dans chacune des versions, mais
on restera dans les mêmes formes de contraste, demandant à l’authenticité de
nous mener au vrai. La question des émotions se pose à un grand nombre de
disciplines scientifiques et non-scientifiques. L’enjeu des différentes
versions, consiste à imposer sa discipline au détriment des autres. Ainsi la
sociologie définira les émotions comme sociales, la neurologie comme physiques.
Les différentes propositions de réponses se sont construites en prenant
position quant à la question de l’origine des émotions. L’émotion est-elle dans le monde, dans
l’âme ou dans le corps ? Pour que le chercheur sache à qui, à quoi s’adresser
il lui faut choisir et stabiliser la cause. Ainsi il n’acceptera pas la
version qui résiste aux déterminations, celle où l’émotion change de cause, où
elle transforme les causes en effets car la science exige des déterminations et
des disjonctions.
Vinciane Despret
a étudié ces différentes versions en posant la question de James :
qu’est-ce que cette version permet de faire ? A quels projets, à quelles
fins cette version sert-elle?
La première
version est celle qui situe les émotions dans le sujet. C’est cette version
physiologiste qui a été le plus longtemps privilégiée et c’est elle qui se
manifeste à travers des expressions telles que avoir froid dans le dos,
avoir le cœur brisé. Despret se demande pourquoi il en est ainsi et comment
notre tradition à fini par associer l’émotion au corps, à la naturalité, à
l’authenticité, à la passivité et à l’irrationalité. Les émotions sont ce qui
constitue la subjectivité, comprise comme l’autre de l’objectivité. Si on se
donne comme fin de découvrir une vérité neutre et objective il faut rejeter au
maximum de nos recherches scientifiques tout ce qui a trait au sujet. Les
émotions sont comprises comme mensonges et illusions qui nous éloignent du
monde réel, sujet de la recherche scientifique. Il faut séparer subjectivité et
science. On remarque qu’il s’agit ici d’une position dualiste : d’un côté
les émotions, de l’autre la raison, d’une part la vérité, de l’autre le
mensonge.
Mais d’où nous
vient cette conception dualiste de l’âme et du corps ? Pour répondre à
cette question il faut remonter jusqu’à Platon qui, avec son âme tripartite, en
est l’investigateur. Dans La République, Platon développe une psychologie
selon laquelle notre âme serait divisée en trois parties, chacune se situant
dans un endroit du corps et correspondant à une fonction. La première partie
est l’intellect qui se situe dans la tête et doit diriger, la seconde est le
thumos qui se trouve dans la poitrine, c’est la volonté, le courage et la
colère qui doivent protéger l’intellect des désirs, des passions qui se
trouvent dans la troisième partie, le ventre. Pour Platon, l’âme doit donner
son modèle à la Cité. Il faut se rendre compte qu’à l’origine de cette division
il y a le politique et que son but est l’assise du pouvoir. Dès lors, l’enjeu
est de taille ; en plaçant les émotions sous l’emprise de la raison, on
définit celles-ci comme dangereuses, comme devant être contrôlées et maîtrisées.
Ce rôle de maîtrise est tenu par les guerriers, placés entre le peuple-
associés aux passions basses- et les dirigeants -associés à la raison. Ils
servent à préserver la raison du danger des passions. Le projet de
différentiation et de classification de Platon apparaît comme un projet
d’exclusion. Exclure toute une classe politique, tout une catégorie de
personnes du pouvoir et ce, à partir d’une explication épistémologique. Comme
le souligne Catherine Lutz, lorsque l’Occident définit l’émotion comme quelque
chose d’intérieur au corps, d’intérieur à l’individu, il pose un véhicule
symbolique par lequel le maintient de l’ordre social peut être exprimé[7].
C’est de là qu’est issue notre
interprétation de l’émotion comme ce qui nous déborde, ce qui nous empêche de
rester maître de nous-même, ce qui relègue la raison en seconde place. Les
émotions doivent pouvoir être maîtrisées, la tête doit pouvoir rester froide...
L’interprétation que donnent les sciences des émotions n’a donc rien
d’objectif, elle est fondée sur une politique d’exclusion. La méthodologie
scientifique est un outil d’exclusion des sciences[8],
c’est grâce à elle qu’on peut diviser les disciplines, les versions, en
scientifiques et non-scientifiques, entre ceux qui savent et les ignorants. Ainsi
les scientifiques veulent l’utiliser comme machine de guerre pour
« juger » toutes les disciplines, les catégoriser. La méthode rejette
tout ce qui ne peut pas être vérifié, mesuré...Dans le cas de l’étude des
émotions, le méthodologie destitue le sujet de la connaissance des émotions car
on ne peut acquérir une connaissance que par la méthodologie scientifiques, or,
à part les scientifiques eux-mêmes, les autres ignorent de quoi il s’agit.
C’est le reproche que lui adressa Despret en mettant en lumière tout ce que, à
cause de cette automutilation, la science ne peut pas expliquer.
Si on veut échapper à cette
politique d’exclusion et tenter de rétablir ses exclus, de nous ouvrir à
d’autres versions, il faut changer d’épistémologie. Il faut renverser cette dernière et intégrer la subjectivité
et l’engagement au détriment de la neutralité et de l’objectivité. Cette
proposition semble révolutionnaire étant donné qu’elle prétend inverser les
rapports de forces, mais, comme le souligne Vinciane Despret, il n’en est rien,
on reste toujours dans le dualisme, on en justifie seulement l’autre côté. Dès
lors, ces deux épistémologies gardent un même rapport à la vérité et au
mensonge, il y a toujours dualité. La première version avait pour projet
d’assurer un rapport de force au sein de la société, d’éjecter la partie
« émotive », « non-rationnelle » du pouvoir. La deuxième
version voulait réhabiliter ces éléments rejetés. En effet, si avec la version
« scientifique » le vérité n’était que du côté de la raison, à présent
la vérité se retrouve du côté du soi profond. C’est la version qui défend
l’authenticité des émotions comme révélatrices de notre « moi »
enfoui, le reste de notre être étant corrompu par la société. Ces deux versions
nous obligent à choisir un camp pour les émotions- vérité ou mensonge- car
elles refusent l’indétermination de l’origine des émotions, considérant que ces
dernières doivent nécessairement venir soit du sujet soit du monde. Toutes deux mènent à des impasses car
elles refusent un grand nombre de versions venant les contredire. Pourtant,
malgré ces impasses, se sont ces versions que notre société privilégie. Cela
émane du fait qu’elles répondent aux impératifs de faire science, qu’elles
trouvent dans le laboratoire des lieux privilégiés d’effectuation. Pour le
laboratoire de biologie, il s’agit de défendre une version qui lui permet
d’aller au-delà des cultures et de l’incontrôlable. Il lui faut des règles
stables, un sujet défini comme non contaminé par la culture, un sujet
invariant, universel et qui peut, en même temps, être contrôlé de façon sûre.
La méthodologie scientifique ne semble pas fondée quant à ce domaine d’études.
Comme je viens de le dire, la réussite du laboratoire est celle qu’on peut
reproduire. Mais dans les cadres de l’étude des émotions, le sujet interrogé
est toujours sous l’influence de celui qui interroge, il essaye de se plier à
ses attentes et de lui fournir les réponses attendues[9].
Au laboratoire on applique les principes d’expérimentation, on met en scène une
situation qui devrait marcher si l’hypothèse de départ, l’idée qu’il s’agit
d’expérimenter, est correcte. Il y a donc un risque que cela ne se passe pas
ainsi. Trouver un témoin fiable est rare. Le laboratoire de psychologie exige
un sujet naïf, essaye de dissimuler ses intentions afin que ce dernier les
ignore... En effet, les scientifiques se souviennent de Hans le cheval qui
était supposé savoir compter... Ce que craignent les expérimentateurs, c’est
d’avoir introduit, provoqué, eux-mêmes ce qu’ils pensent avoir mis en scène.
Pourtant, les sciences continuent à s’accrocher à un idéal de neutralité On comprend alors pourquoi les sciences
ont produit la version somatique des émotions qui est la version la plus en accord
avec leurs méthodes et leurs besoins : c’est le corps qui exprime les
émotions, celles-ci submergent le sujet qui ne peut pas les contrôler. Le sujet
subit ses émotions, il ne peut pas
les contrôler mais l’expérimentateur peut les contrôler de l’extérieur, les
émotions sont une réaction qui échappe à la raison et à la culture, elles sont
authentiques. Cela permet aux scientifiques de dire que le laboratoire
construit et révèle l’émotion. La raison est culturelle, elle est à éviter.
Pour le
laboratoire de psychologie sociale, la raison est réhabilitée car les émotions
sont notre rapport au monde, l’être ému est passé maître en rationalité[10].
En assimilant les émotions à de la pensée, on veut sortir de la tradition
somatique, de l’héritage platonicien, de la conception romantique
d’universalité des émotion au profit du social et du culturel. De cette façon,
les sociologues, anthropologues et psychologues sociaux font entrer l’émotion
dans leur propre laboratoire. Seulement, ces deux versions se construisent au
laboratoire. La psychologie n’a pas inventé d’autres rapports entre ses
sujets et les praticiens que celui du régime du contrôle et de
l’asymétrie des rôles[11].
Dès lors, elle ne peut pas garantir que le savoir qu’elle développe tienne
toujours hors du laboratoire. Pour remédier à cela, il faudrait mettre en
évidence le rapport de ressemblance qu’il y a entre le scientifique et la
personne interrogée et faire de ce rapport un ingrédient ou un vecteur d’une
nouvelle pratique qui ferait de cette ressemblance l’occasion d’une
redéfinition ou co-définition de leurs rôles respectifs[12].
C’est ce que
propose la troisième voie. Cette troisième version sera celle que propose James
et qui, contrairement aux autres, ne décide pas d’un lieu d’origine pour les
émotions. Au contraire, elle se formera sur l’indétermination et l’ambiguïté de
cette présupposée origine. James refusera de dire qui du monde ou du sujet est
créateur d’émotions, si celles-ci viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. En
effet, selon lui, il y a indifférenciation et contradiction, il y a fluctuation
de cette "distribution des signes
entre ce qui sera monde" - ce vin me rend joyeuse -, "et ce
qui sera sujet"
- j'ai la boisson joyeuse[13].
Le domaine des émotions est intéressant car nous y faisons cette expérience
de fluctuation. En effet, tantôt on dit que c’est le monde qui nous déprime,
tantôt que c’est notre mauvaise humeur qui nous fait voir tout en noir. De
même, parfois on présente nos émotions comme révélatrices d’authenticité-
l’amour ne saurait mentir- et d’autres fois comme source de mensonge et
d’illusion- l’amour rend aveugle. La troisième version se base sur ces faits et
observe que l’être humain se sert tantôt de l’une des versions du dualisme,
tantôt de l’autre et elle interroge : à quelle fin ? Son projet est
d’expliquer les actions des êtres humains dans la vie quotidienne. Ce
n’est plus un accès à ce qu’est pour nous une émotion, qu’il s’agit à présent
de créer, mais à ce que les versions de l’émotions peuvent nous faire
faire. [14]
Peut-être que
cette dernière version pourrait nous aider à rééquilibrer les rapports entre
sciences et non-sciences, entre science et société ? En effet, si à la
première version on ajoute la seconde, leur projet d’exclusion mutuel ne pourra
plus tenir... A travers cet exemple, on comprend que la version jamesienne se
propose d’inclure et d’articuler le plus grand nombre de versions possibles,
d’accepter le sens de compréhension en tant que co-affectation.
En effet, comprendre l’émotion en tant que sensibilité, c’est-à-dire ce qui
fait sentir, ce qui fait penser, ouvre les horizons. Il s’agit de ne pas
rejeter mais au contraire d’accepter la connaissance de l’autre, de
l’interroger non pas comme objet de connaissance ou sujet d’expérience mais
comme co-expert et ainsi, ensemble créer de nouvelles versions. Il s’agit de
s’ouvrir des portes plutôt que de les fermer au nez des autres. C’est également
le projet de Despret qui propose d’élucider ce que signifient les émotions
pour, d’une part, toutes les disciplines qui s’y consacrent ( psychologie,
neurologie, sociologie,...) et, d’autre part, pour tous ceux qui ressentent ces
émotions, pour qui la question des émotions se pose et se vit, c’est-à-dire ce
qu’elles signifient pour chacun d’entre nous, pour les représentants de chaque
culture, pour le scientifique en tant que praticien mais aussi, simplement, en
tant qu’être humain.
Les émotions ont
passé le test du laboratoire avec la version dualiste, la version qui exclut.
Les sciences humaines se sont de plus en plus inspirées du modèle, de la
méthodologie des sciences exactes qui requerrent un certain genre de pratiques,
une certaine façon d’interroger le sujet. Mais qu’en sera-t-il d’une version
plus ouverte, qui articule un grand nombre d’autres versions ? Despret propose de passer de
la méthode la psychologie expérimentale qui, partant d’une définition permet
par la suite d’identifier les traits observables mis en scène
expérimentalement, à une méthode qui se propose d’explorer les différentes réponses quant à la question
de l’individu et de sa relation aux autres. Ce déplacement de méthode permet un
déplacement de projet, on ne recherche plus une réponse théorique bien définie[15].
Les êtres humains sont les
produits de leur histoire et celle-ci ne peut pas être reproduite dans des
laboratoires. C’est ce que souligne Gould, en s’appuyant sur la version
proposée pour l’évolution. Il critique le fait que les laboratoires exigent une
régularité alors que l’histoire des vivants dépend des histoires qu’on va
raconter, privilégier. Son projet peut se rattacher à celui de James et à ce
que propose Anne Despret comme nouvelle version des émotions, une science
construite comme une histoire, une narration qui incorpore un maximum
d’événements qui se tiennent, la plus riche histoire possible. En effet, c’est
l’indétermination qui prévaut quant aux questions humaines. Quand ne sait que
répondre à la question quelle cause cause ceci, ce sont des narrations qui
tentent de dire comment les causes se nouent. Ainsi, de la réussite du laboratoire, on passe à un
autre type de réussite qui se définit suivant l’intérêt que crée une
proposition en se situant par rapport à d’autres ; plus une version
permettra d’articulations, d’idées nouvelles, de créations de raisonnements
novateurs, plus elle sera réussie. Cette version se définit comme ayant besoin
des autres et est intéressante en ce qu’elle explique comment et pourquoi elle
en a besoin. L’intérêt principal de cette version est la liberté, le champ de
manœuvres qu’elle donne au sujet. Il faut prendre en compte que les versions
des émotions que les différents domaines vont produire, vont avoir une
influence sur le milieu. Le rôle que joue la définition de l’être humain
proposée par les sciences (étant donné que nous sommes dans un paradigme
physicaliste) est déterminante quant à la manière dont l’être humain va se
comprendre. Le description intervient dans le mode d’existence de ce qui est
décrit. Il n’y a pas de description neutre. C’est ce que Despret a très bien
compris, c’est de là que vient le titre de son ouvrage : les savoirs
qu’elles (les sciences) produisent nous affectent et nous pouvons nous
inventer avec eux : nous en sommes les produits et pouvons en être le
vecteur. (...) nous fabriquons nos émotions afin qu’elles nous fabriquent[16].
C’est quelque chose dont il faut être conscient lorsqu’on produit une version,
il s’agit pour l’auteur de prolonger ce que nous recevons ; l’inventer
et nous inventer dans le geste même de la prolongation[17].
Et c’est bien là le but de la version qu’elle nous propose.
[1] Ce point a
été au cours, par rapport à la force des sciences et à leur influence sur notre
monde.
[2] Idem, p16.
[3] Ce point a
été développé au premier cours.
[4] Idem p 113.
[5] DESPRET V., Ces
émotions qui nous fabriquent, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris,
1999, p15.
[6] Idem, p17.
[7] Cité par
DESPRET V, idem p 57.
[8] Ce point a
été développé lors du premier cours.
[10] Idem, p 218.
[11] Idem, p 107.
[12] Idem, p 222.
[13] Idem, p 253.
[14] Idem, p 275.
[15]
Despret V., Elkaïm M.,
Stengers I., Comment penser les émotions in Cahiers critiques de thérapie familiale et
de pratiques de réseaux – n° 29, 2002/2.
[16] Ces
émotions qui nous fabriquent, p 33.
[17]Idem.
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